Decentrer le
champ des
etudes noires

Propos recueillis par Jacques Renaud Stinfil et Ariane Marcheterre-Pina pour le comité organisateur du colloque Décentrer le champ des études noires. La transcription, adaptée au style de l’écrit, est effectué par Jacques Renaud Stinfil.

Cet entretien fait partie d’une série, en lien avec le les thématiques du colloque, tenu à l’Université de Montréal les 7 et 8 novembre 2024. Les entretiens, entre autres activités, ont été réalisés en marge de ce colloque.


Jacques Renaud Stinfil et Ariane Marcheterre-Pina : Frantz Voltaire se considère-t-il aujourd’hui comme un exilé ? Quel rôle a joué Haïti, votre pays d’origine, dans votre conscience politique et dans vos engagements sociaux ?

Frantz Voltaire : La question de l’exil s’est posée au moment de la dictature de François Duvalier. D’abord, je suis rentré en Haïti au moment où il y avait une certaine ouverture, une fenêtre d’opportunité. C’était l’époque de [Jimmy] Carter. Il y avait alors des débats au sein de l’exil haïtien sur la question de savoir s’il fallait retourner au pays à ce moment-là. C’est alors que, vers les années 77, une ouverture s’était présentée avec ce gouvernement de Carter. Ce dernier avait mis en avant la question des droits de la personne et rendu possible la libération de quelques prisonniers politiques – les autres étaient morts en prison en Haïti. 

Nous étions plusieurs à décider de rentrer en Haïti. En ce qui me concerne, j’y suis resté de 1977 à 1979, moment où j’ai été arrêté et expulsé vers le Canada.  C’était le moment où le pouvoir expulsait les journalistes de radio Haïti : Jean Dominique, Konpè Filo, Liliane Pierre-Paul, Michèle Montas. Jusqu’en février 1986, date marquant la chute de la maison Duvalier et mon retour en Haïti, je pouvais me considérer en exil. Passé cette période, sur le plan juridique, je ne pouvais plus me considérer comme étant un exilé. Je suis venu ici au Canada comme réfugié politique et, quelque temps après, ma situation s’est régularisée.

Cela étant, je pourrais être un exilé aujourd’hui, au sens où l’accès au pays m’est interdit de par la situation chaotique dans laquelle vit le pays, due à l’extrême violence menée par les gangs. Toujours est-il que je pourrais tout aussi bien décider de rentrer au pays ; personne ne m’en empêchera. En même temps, il y a actuellement une vague relativement importante de réfugiés au Canada, des gens qui ont récemment quitté Haïti pour toutes sortes de menaces, parce que l’État haïtien n’exerce plus ses fonctions régaliennes. On a une situation chaotique où, dans certaines régions du pays – Port-au-Prince et Artibonite –, les gangs contrôlent une grande partie du territoire.

JRS et AMP : D’accord. Il y a un autre volet de la question : nous aimerions savoir si Haïti a joué un rôle dans votre conscience politique, vos engagements sociaux.

FV : J’ai vécu une enfance à la frontière des quartiers populaires. C’était la région de Côte Plage, dans la zone de Carrefour, une zone qui était en train de s’urbaniser. Je dirais que j’étais un enfant d’entre la classe moyenne et les secteurs populaires des paysans et des pêcheurs. Donc, j’ai été très sensibilisé aux problèmes d’inégalité de la société haïtienne, comme au problème d’absence de liberté ou de dictature.

J’ajoute que dès mon adolescence en Haïti, entre l’âge de 16 ans et 18 ans, je côtoyais certains mouvements de résistance. Cependant, c’est bien plus tard, après avoir quitté Haïti et à partir de mon long séjour au Chili, que j’ai connu une réelle politisation à la faveur de ma participation dans les mouvements sociaux et politiques. Mon orientation politique en faveur des défavorisés ainsi que ma formation intellectuelle m’ont orienté vers une préoccupation de justice sociale. Cette préoccupation portait aussi un intérêt, peut-être plus académique, de préserver une mémoire. C’est pourquoi, quand on a fondé le CIDIHCA, on a voulu qu’il soit une interface entre les universités et les organismes communautaires. Il devait permettre que le savoir produit dans les universités, dans les centres de recherche, soit mis à la disposition des centres communautaires et de la population en général.

JRS et AMP : Oui, précisément nous y viendrons, sur le CIDIHCA. Abordons d’abord une autre question. Vous êtes l’auteur de Pouvoir noir en Haïti. Qu’entendez-vous par « pouvoir noir » ? Ce titre est-il aussi un clin d’œil ironique aux luttes africaines-américaines des années 60, notamment celles du Black Power ? L’ironie viendrait du fait que l’expression utilisée semble prendre sens dans un contexte de dictature et donc de domination exercée par des « autorités » noires. Plus largement, voyez-vous un certain lien entre Haïti et les différentes luttes noires dans le monde pour la liberté, les droits civiques ou la justice sociale ?

FV : Certainement, et ce, dès la naissance d’Haïti. Grosso modo, il y a un lien entre la lutte pour la liberté, la fin de l’esclavage et l’indépendance dans les Amériques noires. Ce lien transparaît dans tous les soulèvements en Amérique latine où les leaders comme Miranda et Bolivar se sont inspirés d’Haïti. Il est présent dans l’appui à la libération de Cuba, avec Marti et Maceo, ces grands leaders indépendantistes cubains qui ont vécu en Haïti. Et comment ne pas mentionner l’appui aux droits civiques ! De même, quand les Américains occupaient Haïti, les Afro-Américains ont appuyé les luttes haïtiennes pour regagner la souveraineté du pays.

Par ailleurs, seuls les Haïtiens ont pris la défense de John Brown, abolitionniste des États-Unis. Ils se sont cotisés pour venir en aide à sa famille après sa mort. Haïti a appelé l’une de ses avenues à Port-au-Prince Avenue John Brown (Lalue).

Maintenant, la question du « pouvoir noir ».  D’abord, c’est une anthologie, ce n’est pas une œuvre personnelle. « Pouvoir noir », pourquoi ? Parce que c’était un débat en 1946, moment charnière dans l’histoire politique haïtienne qui allait aboutir à l’élection de Dumarsais Estimé. C’est un thème qui a été agité pendant cette période. Plus précisément, cette question a été soulevée dès 1945. C’est-à-dire avant la chute de Lescot, le gouvernement de ce dernier ayant été vu à l’époque comme un gouvernement, je dirais, mulâtriste. La question de couleur entre les élites noires et mulâtres traverse la société haïtienne depuis sa naissance – bien que le débat se soit déroulé essentiellement autour de 1946. Bref, les circonstances de ce débat sont plurielles, tant sur le plan de la temporalité que sur celui de la forme.  Barrière, la pièce de Roger Dorsinville en 1945, ouvre le débat – bien qu’on puisse aussi mentionner La vocation de l’élite de Jean Price-Mars dès 1919, et plus tard son Ainsi parla l’oncle. La même considération pourrait être faite concernant la Revue indigène, laquelle rappelle les positions de Jacques Roumain sur la question du vodou et sa polémique avec le Père Foisset. Mentionnons, au passage, que ce type de débat informé par la problématique coloriste est mentionné aussi dans Red and Black de l’historien Jamaïcain Matthew Smith.

Enfin, toute cette agitation autour de la question de pouvoir noir avait donné lieu à deux tendances : une orientation vers la gauche avec le marxisme de Jacques Roumain – d’abord en 1934 avec la fondation du Parti communiste haïtien – et une autre, fasciste de type négriste, avec François Duvalier et Lorimer Denis de la revue des Griots.

On comprendra qu’avec cette anthologie, j’ai voulu donner au lecteur tous les éléments du débat, incluant des textes écrits entre 1945 et 1946 ainsi que des réflexions postérieures sur cette période. L’ensemble aide à avoir du recul sur ce qui s’est passé en 1946. Donc il faut bien comprendre : le texte ne fait absolument pas référence à la lutte des droits civiques parce que c’est un phénomène postérieur, il est centré autour de ce que l’historiographie haïtienne appelait la révolution de 46.

JRS et AMP : Oui, tout à fait. Dans ce contexte d’initiatives et de mobilisations diverses, de productions littéraires et de réflexions avec Jacques Roumain et d’autres – et vous avez aussi parlé des contributions d’Haïti, des contributions qui se notent à Cuba et dans d’autres endroits d’Amérique latine – pensez-vous qu’il en résultait des acquis qui puissent être utiles dans le contexte québécois ? Autrement dit, qu’est-ce que le Québec pourrait ou aurait pu retirer de ces mobilisations de la part des intellectuels haïtiens ?

FV : En 1984, la première activité du CIDIHCA, à la suite de sa création, a été d’organiser une série de réflexions sur le racisme. C’était la première grande conférence internationale qui a eu lieu, d’ailleurs à l’Université de Montréal, sur le thème : ethnicité, racisme et société. Plus tard, on poursuivra les réflexions sous d’autres formes, avec la publication de plusieurs ouvrages dont celui d’André Jacob sur le racisme au quotidien, des pamphlets, des petits ouvrages de vulgarisation, etc. Par exemple, il a été publié un ouvrage sur l’histoire des Noirs au Canada, que j’ai écrit. Cet ouvrage, dans une certaine mesure, prolonge celui du sociologue haïtien Daniel Gay sur les Noirs au Québec. Dans cette veine, il faut aussi mentionner les travaux d’auteurs Québécois comme Marcel Trudel, le premier à avoir effectué une recherche sur l’esclavage au Québec. Les travaux de Robin Winx comme ceux de Dorothy Williams sont également d’une grande importance[1].

Il est important de souligner que ce genre d’initiatives et de réflexions participe d’une dynamique de prise de conscience par rapport à ce fléau social qu’est le racisme ou la question de couleur en général. Le sérieux et l’étendue du problème paraissant exiger une certaine contre-offensive sur tous les fronts, les thématiques abordées ainsi que les initiatives entreprises reflétaient naturellement cette complexité. Par exemple, à l’Université de Montréal, le Centre de Recherche Caraïbes avait abordé la question aussi bien via des travaux sur la Caraïbe que sur les questions scolaires au Québec. Je peux prendre aussi le cas d’un ouvrage (que nous avons publié conjointement avec l’Université de Montréal) de Micheline Labelle, malheureusement décédée, sur l’idéologie de couleur en Haïti.

Comme je viens de le laisser entendre, dans ce processus de prise de conscience, plusieurs activités ont eu lieu, des réflexions, certes, mais aussi des actions.  Rappelons-nous le congrès des écrivains noirs au Québec et les manifestations contre le racisme qui ont abouti à des arrestations à Sir George Williams.

Mentionnons, par ailleurs, qu’à côté de toutes ces dynamiques mobilisatrices, il y a eu des actions de sensibilisation au niveau de la communauté haïtienne. Des gens comme Adeline Magloire, Max Chancy, Paul Déjean et Karl Lévéque ont été très actifs pendant la cette période des années 70-80 et ont conduit à la création de centres communautaires comme la Maison d’Haïti, le Bureau de la communauté haïtienne de Montréal. Mais il existait aussi des revues comme Nouvelle optique, avec 9 numéros à son actif, ou le Collectif paroles, 33 numéros.  Il est à rappeler enfin le rôle des chauffeurs de taxi haïtiens dans la lutte contre le racisme au niveau de l’industrie du taxi.

JRS et AMP : Quel lien a-t-il existé entre le CIDIHCA et le Centre de Recherche Caraïbes ? Car il y aurait quelques liens entre eux, n’est-ce pas ?

FV : Le CIDIHCA, dès sa fondation, a su compter sur la collaboration de plusieurs personnes qui, elles-mêmes, avaient participé au Centre de Recherche Caraïbes. C’est le cas de l’historienne Caroline Fick, par exemple. Elle est l’autrice de The Making of Haiti. Ce livre, traduit par mes soins, est publié par le CIDIHCA sous le titre : Haïti, naissance d’une nation. La révolution de Saint-Domingue vue d’en bas. Par ailleurs, j’assure aujourd’hui avec l’historien Claude Moïse, Carolyn Fick et Virginie Belony (professeure de l’Université de Montréal), la direction d’une revue. Nous commençons à travailler sur les thèmes qui nous occupent durant cet entretien. Donc, pour revenir à la question de départ, il n’y a jamais eu de dissociation entre les réflexions sur Haïti et celles sur le Québec et le Canada. Comme on dit, il fallait marcher sur ses deux pieds.

JRS et AMP : Parfait ! Venons-en maintenant au CIDIHCA. Il y a, apparemment, une impression très largement partagée : quand on parle du CIDIHCA, on voit automatiquement France Voltaire et vice versa. À quel moment votre nom va être associé à ce centre de documentation sur Haïti, les communautés africaines-canadiennes, caribéennes, et leurs diasporas ?

FV : Le CIDIHCA est à la fois un centre de documentation et une maison d’édition. Il est un projet collectif auquel ont contribué des gens comme Viviane Duchêne (qui travaillera plus tard à la ville de Montréal sur les questions de la diversité), Georges Anglade, Émile Ollivier, etc. L’association de mon nom au Centre semble pouvoir s’expliquer par le fait que (1) je suis avec Rulx Leonel Jacques son fondateur; (2) Rulx, qui est son actuel président, était associé au Centre de Recherches Caraïbes, chargé de cours à l’Université de Montréal et professeur au cégep de Gatineau.

JRS et AMP : On sent un certain engagement militant à la base de de la création du CIDHICA. Voyez-vous, vous-même, dans ce centre, un outil de combat ? de résistance ? d’engagement social et communautaire ? Ou encore un outil épistémique, au sens où il viserait à réparer certaines injustices à l’œuvre dans la manière de se rapporter aux peuples noirs, aux archives et aux connaissances qui sont issues de ce qu’on appelle le monde noir ? Qu’est-ce que vous pouvez nous dire là-dessus ?

FV : Le CIDIHCA réalise des activités multiples. Il s’est préoccupé de la protection du patrimoine historique et littéraire, pour reprendre une formule de l’historien haïtien Michel-Rolph Trouillot, de regrettée mémoire. Auteur d’un très bel ouvrage qui s’intitule Silencing the past, Trouillot parle de la nécessité de pouvoir préserver notre patrimoine littéraire et historique, nos archives, parce que les questions touchant le patrimoine des communautés noires n’ont pas été abordées par la plupart des historiens et des sociologues. Donc, il fallait mettre des ressources à la disposition non seulement des chercheurs, mais aussi des militants communautaires et des étudiants.

Dans cette veine, nous avons publié un petit livre sur les 30 ans de présence de la communauté caribéenne avec Désirée Rochat, d’origine haïtienne, actuellement chercheuse à l’Université Concordia. Ce livre a été distribué gratuitement aux centres communautaires. Au passage, s’inscrit aussi dans cette perspective nombre de nos expositions : beaucoup ont eu lieu à l’UQAM et surtout à l’Université Concordia, et à l’Université York (Toronto). D’autre part, nous avons publié un certain nombre de travaux sur Haïti dans le cadre d’un accord avec des économistes comme Mats Lundal, de l’Université de Stockholm. Les œuvres de Claude Moïse, les travaux d’histoire de Jean Casimir et de Guy Pierre ont été publiés. Je ne peux pas omettre ce magnifique ouvrage sur Haïti et Cuba que nous avons publié avec l’Université de Paris, l’Université d’État d’Haïti et le centre Juan Marinello de Cuba : Cuba – Haïti : engager l’anthropologie. Anthologie critique et histoire comparée (1884- 1959).

Par ailleurs, nous organisons des interventions auprès des jeunes. De même, nous collaborons avec beaucoup d’étudiants, en particulier ceux qui travaillent sur Haïti dans le cadre de leurs études doctorales ou de maîtrise. Ces étudiants viennent d’un peu partout dans le monde. Ils ont à leur disposition une bibliothèque – qui est également consultée par des chercheurs qui s’intéressent à Haïti. À un autre niveau, peut-être plus pratique et plus politique, nous organisons depuis 25 ans la Semaine d’action contre le racisme, qui comprend, elle, 88 événements. Nous avons mis gratuitement sur YouTube des documentaires que nous avons réalisés sur l’histoire d’Haïti, sur la culture. Ils ont une très grande diffusion. Donc, l’activité du CIDIHCA est multiple. Et cette multiplicité s’explique en partie par l’implication de nos partenaires de la communauté haïtienne, des organismes comme la Maison d’Haïti, le Centre N A Rive et d’autres encore, comme LatinArte.

En somme, le travail de diffusion de la recherche sur Haïti se réalise à travers les expositions, l’édition (incluant notre revue d’histoire haïtienne), les documentaires.

JRS et AMP : C’est un travail colossal, avec le CIDIHCA finalement. Pour rebondir là-dessus, si vous faisiez de ce centre de documentation un instrument d’exorcisme, contre quels démons de notre temps actuellement le brandiriez-vous ?

FV : Nous menons de notre côté une lutte pour essayer de mettre fin au racisme. Nous savons que ce n’est pas facile, que c’est un travail de longue haleine. Cela fait 25 ans que nous organisons, au niveau éducatif, la semaine d’action contre le racisme. En 2023, nous avons eu un très grand colloque sur le racisme touchant les Premières Nations. Nous en avons eu d’autres sur le racisme à l’ère du numérique, sur l’action des travailleurs immigrants et des réfugiés. À côté de cela, nous organisons des séminaires de type académique sur l’histoire des Amériques noires. Et je dis bien « des Amériques noires », parce que cela touche aussi bien Haïti, le Québec, que le Brésil et les États-Unis. Nous tenons à sensibiliser les gens et à leur fournir des instruments de réflexion autour de ces enjeux. En ce sens, nous cherchons toujours, autant que faire se peut, à étoffer et à étendre nos actions. En Haïti, nous travaillons avec les universités et les organismes. Le CIDIHCA a une représentation en France, il en a une aux États-Unis. Nous travaillons avec le Haitian Studies Association qui regroupe des chercheurs sur Haïti. En 2015, si ma mémoire est bonne, ils ont tenu leur conférence annuelle à Montréal, organisée avec l’Université de Montréal et le CIDIHCA.

 Pour terminer, je précise que nous avons eu aussi une publication avec Francine Saillant de l’Université Laval et une exposition qui s’intitule Les villes d’à-côté.  Il s’agissait d’une recherche sur quatre quartiers populaires :  Rocinha, à Rio de Janeiro (au Brésil), Delmas 2 (en Haïti), Montréal-Nord, à Montréal, et Grigny en Île-de-France. Il était question d’analyser les phénomènes de discrimination en donnant la parole aux jeunes.

JRS et AMP : Si vous voulez, revenons un instant sur Micheline Labelle avant de passer à la prochaine question. Ainsi que vous l’avez rappelé il y a quelques instants, elle est l’autrice d’un livre qui s’intitule Idéologie de couleur et classe sociale en Haïti. Un tel titre, pour ce qui concerne la question de couleur, n’aurait-il pas de sens ici au Québec ? Ou cette question est-elle tout simplement dépassée ?

FV : Au Canada et au Québec, on parle de racisme, de racisme systémique, de phénomènes de discrimination. En Haïti, on parle de préjugés, ce n’est pas la même chose.  Le livre de Micheline Labelle est une réflexion sur Haïti. Il est issu de sa thèse de doctorat sur Haïti où elle avait vécu.

JRS et AMP : Oui, tout à fait. En fait, c’était une façon de voir si cette question de préjugé de couleur ne se poserait pas ici s’il n’y avait pas en face un État, un État identifié comme étant « raciste » – puisqu’on parle de racisme systémique. C’est peut-être…

FV : Il subsiste des formes de discrimination, mais ce n’est pas la population qui est raciste. Il faut bien comprendre comment s’inscrit dans l’histoire ce phénomène, depuis la conquête des Amériques par les Européens. Et ça, on le retrouve aussi bien aux États-Unis, au Québec que dans presque tous les États latino-américains. Mais les formes sont différentes. On ne peut pas comparer ce qui s’est passé dans le sud des États-Unis à ce qui s’est passé ici. La discrimination prend des formes différentes selon la situation du pays et les mécanismes légaux mis en place. On dira que la discrimination systémique, à l’origine, visait beaucoup plus les Premières Nations et les Noirs que les musulmans.

JRS et AMP : D’accord. Selon vous, que doivent le Canada et surtout le Québec à leur passé esclavagiste ?

FV : Ce n’est que tout récemment que certains sujets sont abordés véritablement. Je prends le cas de Marcel Trudel, il est le premier historien québécois à aborder la question de l’esclavage.  C’est toujours le même problème : vous avez à combattre le déni, ce que Michel-Rolf Trouillot appelle – je l’ai déjà signalé – Silencing the past. Il importe donc de mettre en lumière les différentes formes de discrimination à l’égard des minorités. N’oublions pas que la politique d’immigration au Canada était basée sur le Keep Canada White (« maintenons le Canada un pays blanc »). Cependant, la crise démographique au Canada et en Europe va créer les conditions d’une immigration de plus en plus importante venant de ce qu’on appelle aujourd’hui le Sud global.

JRS et AMP : Merci pour toutes ces réponses. Nous avons une dernière question à vous poser. Cela concerne un livre que vous avez évoqué au cours de notre entretien. Il est publié en 2007 sous le titre Une brève histoire des communautés noires au Canada. C’est quand même un livre qui s’inscrit sur le prolongement des travaux de Marcel Trudel, c’est-à-dire un livre qui contribuerait à corriger certains torts dans la société – injustice historique pourrait-on dire – puisqu’il porte sur des enjeux socio-historiques cruciaux, mais qui ne sont pas suffisamment abordés ou connus. En d’autres termes, il s’agit de révéler un pan méconnu ou mal connu de l’histoire du Canada. Écririez-vous, aujourd’hui, le même livre ?    

FV : Oui, d’ailleurs j’ai écrit un autre livre qui s’appelle Encre noire,qui s’est voulu un manuel un peu plus pédagogique destiné aux enseignants. L’idée était d’inscrire l’histoire des Noirs au Canada dans l’histoire canadienne – car ce n’est pas une histoire séparée.  Ce sont des petits livres destinés à un public plus jeune, à un public moins universitaire. L’inspiration du premier [Une brève histoire] était venue lors d’une grande exposition sur les écrivains noirs du Canada. C’était une exposition bilingue à l’occasion de laquelle on m’a posé la question : d’où viennent les Noirs ? Voilà donc d’où part le livre. Il remonte au début de la colonisation avec l’esclavage au Québec, esclavage qui s’est perpétué sous le régime anglais et a été aboli vers 1838, et ce, dans tout l’Empire britannique – mais ça, c’est une autre histoire.

Par ailleurs, j’ai continué à analyser le phénomène de migrations successives, qu’elles viennent des États-Unis, des premiers Afro-américains qui arrivent en Nouvelle-Écosse ou des marrons de la Jamaïque. C’était pour donner des pistes de réflexion aux étudiants. Espérons qu’il y aura de plus en plus de travaux en ce sens.  À propos, je dois signaler le travail de Sean Mills, professeur à l’Université de Toronto, sur la communauté haïtienne de Montréal.

Aujourd’hui, il y a une prise de conscience non seulement des problèmes de racisme, mais aussi de la nécessité de les étudier. Au CIDIHCA, nous permettons aux gens d’accéder à des ressources pertinentes sur le sujet. C’est là l’orientation de notre bibliothèque, unique au Canada, sur les communautés noires.

JRS et AMP : Vraiment comme toute dernière question : quel type d’initiatives, selon vous, pourrait propulser l’intégration des communautés noires au Canada, en général, et au Québec en particulier ?

FV : Bon ! il y a tout un travail d’accueil à faire.  La grande majorité des populations noires est issue d’une immigration récente. Certes, il y a des communautés noires implantées depuis le XVIIe, le XVIIIe siècle, mais la grande majorité relève de l’immigration contemporaine. Il y a aussi tout un travail à faire de renforcement des structures communautaires. À ce sujet, nous avons publié un livre d’une chercheuse colombienne sur le Centre N A Rive, qui montre le rôle des centres communautaires comme facteur d’intégration et d’inclusion[2].

JRS et AMP : Juste une sous-question pour vous permettre d’étoffer un peu plus votre réponse : des initiatives de ce genre ou d’un autre type, à un autre niveau, au niveau de l’université par exemple, serait-elles aussi intéressantes ? Nous pensons à la mise sur pied de programmes d’études…

FV : Le Centre de Recherche Caraïbes avait commencé à mener des enquêtes et des réflexions sur l’intégration des Haïtiens, sur les problèmes scolaires et même sur Haïti. Il faut rappeler qu’en 1970, le premier livre produit à la mort de François Duvalier posait déjà la question de l’immigration haïtienne. Publié en 1972 aux éditions Leméac sous le titre Culture et développement en Haïti, ce livre était issu d’un colloque tenu la même année à l’Université de Montréal sous la coordination du docteur Emerson Douyon. Aujourd’hui, il y a une nécessité que les universités soient plus ouvertes à ces enjeux, qu’elles développent des lieux ou centres de recherche sur les questions migratoires, d’intégration, de difficultés d’apprentissage scolaire, etc. C’est en ayant cela à l’esprit que, modestement, nous avons publié il y a quelque temps un petit livre qui s’intitule Le Saint-Michel des Haïtiens. Cet ouvrage comporte aussi bien des écrits universitaires que des témoignages des gens sur comment ils appréhendent Saint-Michel. Au CIDIHCA, nous sommes plus particulièrement liés à Montréal-Nord, mais aussi à tous les centres communautaires qui sont nos partenaires dans cette démarche réflexive, c’est-à-dire dans cette quête de plus d’équité et d’égalité de chance pour des communautés immigrantes. Nous croyons que cet ensemble de réflexions et de recherches sur l’intégration de ces communautés au Québec et au Canada demeure un pas significatif dans la lutte pour une société moins fracturée et plus inclusive.

JRS et AMP : Frantz Voltaire, au nom du comité organisateur du colloque « Décentrer le champ des études noires », nous vous disons merci pour cet entretien. Cela a été un grand plaisir d’échanger avec vous.

FV : D’accord, merci.


[1] Pour tous ces titres, voir notre bibliographie à l’adresse suivante : https://etudes-noires.histoireengagee.ca/extra/bibliographie-thematique-etudes-noires-canadiennes-quebecoises/

[2] Reina Victoria Vega, Le rôle de l’action communautaire dans l’insertion sociale à Montréal. Le cas du Centre N A Rive dans la collectivité haïtienne, Éditions du CIDIHCA, 2019.